Rationalité & émotions : une frontière plus fine qu’on ne l’imagine
- Michaël SERVAGE

- il y a 3 jours
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Lorsqu’il est question de développement personnel, de thérapie ou de psychologie, la discussion finit presque toujours par évoquer la relation entre rationalité et émotions. On les présente souvent comme deux entités diamétralement opposées : d’un côté ce qui serait froid, logique, structuré ; de l’autre ce qui serait instinctif, impulsif, parfois chaotique. Certaines approches thérapeutiques ont même organisé cette distinction en véritables cartes du psychisme.
En hypnose "Elmanienne", par exemple, le "mind model " explique que les émotions, les automatismes et les habitudes se situent dans le « subconscient », alors que la rationalité serait propre à l’esprit « conscient ». Ce type de modèle a une utilité pédagogique évidente : il simplifie, il rend intelligible, il donne des repères rapides. Mais il reste une simplification. D’autres traditions thérapeutiques ont d’ailleurs été tentées par le même découpage en zones : une partie du cerveau serait l’émotion, une autre serait la raison.
Pourtant, ce partage net n’existe pas. Le cerveau ne fonctionne pas en compartiments étanches.
On sait, par exemple, que l’amygdale joue un rôle clé dans la détection des menaces et dans la réaction émotionnelle. On sait aussi que le cortex préfrontal intervient dans la planification, la logique, l’inhibition des comportements. Et on sait aussi par exemple, que lorsque l’amygdale s’active au maximum, elle peut inhiber le cortex préfrontal, réduisant la capacité de raisonnement.
Mais même là, la réalité n’a rien de binaire. Même si certaines zones du cerveau ont des fonctions, Il n’existe pas un circuit des émotions face à un circuit de la rationalité qui fonctionneraient séparément : l’ensemble communique en permanence. Les régions cérébrales interagissent entre elles comme un réseau dense plutôt que comme des pièces indépendantes.
C’est pour cela que la grande question qui nous occupe: faut-il aborder nos difficultés de façon rationnelle, et peut-on le faire lorsqu’il s’agit d’émotions ?
Cette question n’a pas de réponse simple. Il n’y a pas de règle générale, pas d’algorithme universel. Les humains sont trop divers, et les situations trop nombreuses.
Ce que l’on nomme “rationalité”
La rationalité a mauvaise réputation dans certains milieux du développement personnel, où on lui reproche d’étouffer le ressenti. Pourtant, elle peut être une ressource puissante, à condition de clarifier ce que l’on met derrière le mot.
La rationalité utilisée en thérapie n’est pas la froideur d’une équation. C’est la capacité de s’appuyer sur quelque chose de tangible, de vérifiable, de reproductible.
Beaucoup de personnes se pensent rationnelles alors qu’elles ne l’ont jamais été : elles prennent pour logique ce qui est en réalité une croyance. Une idée peut sembler raisonnable simplement parce qu’elle nous arrange ou qu’elle nous rassure, mais elle reste une idée non vérifiée.
Prenons un exemple volontairement un peu simpliste : Une personne dit craindre une panne de voiture. Si le véhicule est entretenu, récent, plein de carburant, et qu’il n’y a aucun signe particulier, cette peur relève surtout d’une croyance. Si le réservoir est vide et qu’il faut parcourir 1000 km, alors la peur devient rationnelle.
La différence est fondamentale. Dans un cas, l’émotion s’appuie sur une représentation intérieure sans preuves extérieures. Dans l’autre, elle s’appuie sur un fait concret.
La rationalité permet ici de recadrer le discours intérieur, de ramener une situation floue vers quelque chose d’identifiable. Sans elle, l’imagination devient la seule limite, et l’imagination humaine est vaste.
C’est d’ailleurs parce que l’humain cherche des explications à tout prix que, face à une émotion qui dure, il peut inventer des causalités sans fondement. Le biais de confirmation vient alors renforcer l’idée irrationnelle : le cerveau trie inconsciemment les informations qui vont dans le sens de la croyance initiale.
Dans ces moments-là, il devient utile de réintroduire un cadre rationnel, une structure, un point fixe. Non pour écraser l’émotion, mais pour éviter qu’elle ne dérive dans des scénarios catastrophiques ou invérifiables.
Ce que la rationalité ne peut pas faire
La rationalité ne résout pas tout et c’est peut-être sa plus grande limite lorsqu’il s’agit de psychisme.
On ne peut pas « raisonner » une émotion pour la faire disparaître. Dire à quelqu’un qui a peur : « Il n’y a pas de raison d’avoir peur » n’a jamais supprimé une peur. Le cortex préfrontal ne domine pas magiquement le système limbique à l'écoute de cette affirmation.
C’est là que des outils comme l’hypnose deviennent pertinents. Ils modifient l’état neurologique, créent un contexte où l’émotion peut se transformer, se relâcher ou se reconstituer autrement. Des souvenirs émotionnels peuvent être mis en mouvement, recontextualisés, recodés.
Il est courant qu’une personne aille mieux après avoir travaillé sur l’émotion elle-même, alors même que l’explication rationnelle n’a pas été approfondie. La subjectivité est un élément du réel : ce qui est vrai pour quelqu’un est vrai psychiquement, même si cela n’a pas de valeur universelle.
On peut le voir dans des exemples très quotidiens : Quelqu’un issu d’une famille italienne peut avoir une idée très précise de ce que « devrait » être la cuisine italienne. Ces critères ne représentent pas la norme mondiale, mais ils sont vrais pour lui. Cette subjectivité structure son rapport à la réalité.
Le subjectif a donc une légitimité psychologique, mais pas toujours une légitimité universelle.
Croyances, subjectivité et utilité
En thérapie, il est courant de parler de "croyances limitantes". Des phrases comme « je suis trop vieux pour me reconvertir », « je n’ai pas le droit d’échouer », ou « je ne pourrai jamais changer » orientent les comportements alors qu’elles ne reposent sur rien de démontré. Elles constituent des règles auto-imposées sans fondement réel.
Certaines croyances, pourtant irrationnelles, peuvent être bénéfiques. Les croyances religieuses peuvent en être exemple parmi tant d'autres : il existe des milliers de religions et de systèmes spirituels, chacun avec ses certitudes, ses dogmes, ses vérités internes. D’un point de vue strictement rationnel, il est impossible que toutes soient vraies au sens factuel du terme. Pourtant, chacune procure du sens, du réconfort, de la structure psychique. Leur irrationalité n’empêche pas leur "utilité".
La question profonde n’est donc pas :
Ma croyance est-elle vraie ?
Mais : ma croyance agit-elle sur moi, ou est-ce moi qui décide de l’utiliser ?
Certaines croyances nous servent. D’autres nous dirigent. Le niveau de conscience que l’on a sur elles fait toute la différence.
L’imagination plus forte que la réalité
Il est également important de rappeler que l’imagination humaine peut être plus forte que la réalité elle-même. Les neurosciences montrent que lorsque l’on imagine une scène ou que l’on se remémore un événement, les zones cérébrales activées sont en grande partie les mêmes que celles qui s’allument lorsque cet événement est réellement vécu. Le cerveau rejoue, reconstruit, simule, et cette simulation peut devenir aussi convaincante qu’une perception.
C’est ce mécanisme qui explique des paradoxes apparents : statistiquement, l’avion est le moyen de transport le plus sûr de la planète. Pourtant, la peur de l’avion demeure l’une des phobies les plus répandues. Beaucoup de personnes renoncent à prendre l’avion alors même que les chiffres contredisent totalement leur crainte, et reprennent leur voiture quotidiennement, un moyen pourtant bien plus accidentogène. Ce n’est donc pas la peur de mourir qui conduit ces choix, mais la croyance portant sur cette peur, une construction cognitive qui prend davantage de poids que les faits.
L’imagination peut ainsi sembler parfaitement rationnelle de l’intérieur, même lorsqu’elle s’éloigne fortement de la réalité extérieure. Un souvenir, par exemple, peut être modifié, déformé, réarrangé par le temps qui passe, tout en conservant pour la personne qui le raconte une cohérence logique et une impression de vérité.
Ce glissement devient particulièrement visible lorsqu’on observe des croyances très structurées. Une personne convaincue que la Terre est plate peut développer un raisonnement extrêmement élaboré, appuyé sur des années de recherches personnelles, d’arguments compilés, de vidéos regardées et de discussions menées. Son discours peut sembler méthodique, parfois même plus construit que celui d’un passant auquel on demanderait spontanément d’expliquer pourquoi la Terre est ronde et comment il le sait.
La frontière entre rationalité et irrationalité n’est donc jamais évidente. Une croyance peut adopter tous les codes de la rationalité, structure, arguments, démonstrations, tout en restant profondément subjective. C’est précisément cette zone ambiguë, où l’imagination se déguise en logique, qui montre à quel point la rationalité perçue peut parfois être une construction personnelle plutôt qu’un reflet fidèle du réel.
L’impossible séparation : rationnel et irrationnel s’entremêlent
Le cerveau ne juge pas. Il n’évalue pas la vérité. Il applique des réactions physiologiques, hormonales, synaptiques. Ce sont ensuite nos interprétations, nos constructions mentales, qui viennent donner du sens.
La frontière entre rationalité et irrationalité se révèle alors incroyablement fine. Il est inutile de chercher à être systématiquement rationnel. Il est délicat d’être systématiquement irrationnel. L’essentiel se situe dans cette zone intermédiaire : un espace où l’on questionne, où l’on doute, où l’on ajuste.
C’est là que le doute méthodique inspiré de Descartes retrouve son utilité contemporaine. Non pas un scepticisme absolu, mais une discipline intérieure consistant à passer ses idées au crible de sa propre conscience, à vérifier la nature des fondations sur lesquelles elles reposent, à distinguer une émotion d’une déduction.
En thérapie, ce travail est constant : recadrer, clarifier, faire la part des choses, vérifier la cohérence interne d’un discours. Mais tout ce travail rationnel n’est en réalité qu’un moyen indirect de traiter des émotions. Une fois l’émotion transformée, les explications deviennent souvent secondaires.
Pour conclure
Rationalité et émotion ne s’opposent pas : elles s’entremêlent, se contredisent parfois, mais surtout se complètent. La rationalité permet de mettre des limites à l’imagination lorsque celle-ci s’emballe. L’émotion, elle, apporte une vérité subjective qui a sa place dans l’expérience humaine.
Trouver l’équilibre entre les deux n’est jamais une affaire de règles fixes, mais un ajustement permanent. Une zone grise où l’on apprend à reconnaître ce qui relève de la preuve, ce qui relève du ressenti, et ce qui relève de la croyance, utile ou limitante.
C’est dans cet espace là que se construit une psychologie plus lucide, plus souple et plus profondément humaine.
Michaël Servage




Bel article avec toujours une meilleure compréhension de notre petit cerveau .
Aaah, enfin un sujet que je gère su-per bien 😃👌🏻
Très intéressant cet article, bravo !