Comment généraliser toujours mieux ?
- Michaël SERVAGE

- 10 nov.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 nov.

Et si vos phrases vous enfermaient sans que vous le sachiez ?
« Je n’ai rien dormi de la nuit. » « Je suis toujours malade. » « Je n’ai pas confiance en moi. » « C’est toujours comme ça de toute façon. » « Je suis tout le temps anxieux. » « C’était mieux avant. »
Avez-vous remarqué le point commun entre toutes ces phrases ? Elles ont l’air anodines, familières même, mais elles partagent un trait fondamental : elles manquent de précision. Elles ne décrivent rien de concret, elles ne situent rien dans le temps, dans le contexte, ni dans la nuance. Ce sont des phrases de généralisation, et notre cerveau en raffole.
La généralisation : un outil d’efficacité biologique
La généralisation est d’abord un outil d’économie. Notre cerveau est un organe extrêmement énergivore : il représente à peine 2 % du poids du corps, mais consomme environ 20 % de notre énergie totale. Il cherche donc en permanence à simplifier, catégoriser, prévoir, anticiper, afin d’éviter de tout réapprendre à chaque instant.
C’est grâce à ce mécanisme que nous pouvons reconnaître un visage familier même sous un autre éclairage, comprendre une phrase que nous n’avons jamais entendue, ou traverser la route sans refaire toute la géométrie du mouvement. En neurosciences cognitives, on parle de pattern recognition, la reconnaissance de formes, de régularités.
Imaginez un instant que ce système disparaisse : Chaque jour, vous devriez réapprendre à parler, marcher, cuisiner, ou conduire. Chaque bruit, chaque visage, chaque situation serait nouveau. La vie serait une succession d’énigmes épuisantes. Sans la généralisation, l’apprentissage serait impossible, et l’évolution biologique ne nous aurait jamais menés jusqu’ici.
C’est aussi grâce à ce processus que l’enfant apprend à parler : il généralise des règles linguistiques, parfois maladroitement (“je suis alléE” ou “il a prendu”), mais c’est précisément cette généralisation qui lui permet ensuite de raffiner son langage.
Ainsi, généraliser n’est pas une erreur : c’est une fonction vitale. Mais comme toute fonction utile, elle devient problématique quand elle se rigidifie, quand elle s’applique à tout sans discernement.
Quand l’outil devient piège
Le cerveau apprend vite… et parfois trop vite. Lorsqu’une expérience isolée devient une vérité globale, la généralisation tourne à la distorsion cognitive. C’est ce qu’on appelle en psychologie l’overgeneralization : tirer une conclusion générale d’un seul événement ou d’un petit nombre de cas.
Vous échouez à un entretien, et vous en concluez que vous êtes “nul”. Une personne vous trahit, et vous décidez que “les gens sont tous faux”. Vous dormez mal trois nuits d’affilée, et vous vous dites “je dors toujours mal”.
Ce n’est pas une faute morale : c’est un raccourci. Le cerveau simplifie pour se protéger. Il préfère avoir tort que d’avoir peur. Mais à force de répéter ces phrases, ces généralisations deviennent des identités figées. Et une identité figée, c’est un costume trop serré : on finit par étouffer dedans.
On retrouve ce même phénomène avec les généralisations comparatives, comme lorsqu’on dit « je pense trop » ou « ce serait mieux ». Ces phrases paraissent claires, mais elles manquent d’une échelle de référence : trop par rapport à quoi ? Et surtout, à quel moment ce serait assez ? On ne se pose presque jamais la question du seuil où les choses cesseraient d’être “trop” pour devenir simplement “suffisantes”. De la même manière, dire « ce serait mieux » n’a de sens que si l’on sait mieux que quoi et selon quels critères. Sans ces repères, ces formulations entretiennent une impression d’incomplétude ou de manque permanent.
Plus insidieux encore, ces pensées deviennent auto-validantes. C’est le principe de la prophétie auto-réalisatrice : si je dis que je n’ai pas confiance en moi (sans préciser dans quel domaine ou à quel moment), je verrai partout des signes de mon manque de confiance. Mon attention se met à filtrer la réalité pour confirmer ce que je crois. Et plus je le répète, plus cela devient vrai pour moi.
Habitude et généralisation : les deux faces d’une même pièce
Sur le plan neurobiologique, l’habitude et la généralisation partagent des fondations communes. Chaque répétition d’un comportement ou d’une pensée renforce certaines connexions neuronales. C’est le principe de Donald Hebb : “neurons that fire together, wire together”. Ce qui s’active ensemble, se relie ensemble.
Ainsi, une pensée répétée, même fausse, devient une trace réelle dans le cerveau. Elle s’inscrit dans la structure même de votre système nerveux. C’est pourquoi il est si difficile de “penser autrement” : cela demande d’aller contre des circuits bien installés.
Des régions comme le striatum (lié aux routines), le cortex préfrontal (lié à la planification et à la flexibilité mentale) et l’hippocampe (lié à la mémoire contextuelle) sont directement impliquées dans ces boucles. Quand la généralisation prend trop de place, le cortex préfrontal, celui qui permet de nuancer, de raisonner, perd en influence au profit de circuits automatiques.
Autrement dit, plus on généralise, moins on réfléchit. Et moins on réfléchit, plus la généralisation devient “évidente”.
Le flou du langage, le flou de la pensée
Reprenons un exemple simple : quelqu’un vous dit « Achète-moi une voiture ». Si vous ne posez pas de question, vous allez devoir deviner. Vous risquez fort de vous tromper : Citadine ou tout-terrain ? Essence ou électrique ? Neuve ou d’occasion ? Pour la ville ou la montagne ? Sans précision, votre réponse sera floue.
C’est exactement ce que font nos pensées quand elles manquent de spécificité.
Dire « Je dors mal » ne veut rien dire. Est-ce que c’est l’endormissement ? Les réveils nocturnes ? La qualité du sommeil profond ? Est-ce que c’est ponctuel ou chronique ? Physique ou psychologique ? Chaque précision ouvre une porte vers la compréhension.
Or, le cerveau adore les raccourcis. Il déteste l’incertitude, alors il préfère une phrase globale, même fausse, à une question précise qui demande de réfléchir. Le danger, c’est que ce confort mental entretient la boucle du flou. Et dans ce flou, rien ne bouge. On tourne en rond dans des phrases vagues : “C’est toujours pareil”, “J’y arriverai jamais”, “Je suis comme ça”.
Le coût cognitif de la généralisation
La généralisation, en soi, n’est pas un mal. Mais elle a un coût quand elle devient systématique : elle éteint la curiosité. Elle empêche le raisonnement, le doute constructif, la remise en question.
La pensée devient automatique. Et l’automatisme, dans les situations émotionnelles, conduit souvent à la souffrance. Parce qu’il enferme la personne dans un scénario mental où rien ne peut changer. Le cerveau cesse d’explorer d’autres issues, d’autres interprétations.
C’est d’ailleurs ce que montrent les travaux en thérapie cognitive : la sur-généralisation est l’un des schémas cognitifs les plus présents dans la dépression. La phrase “C’est toujours comme ça” devient une clé de voûte du désespoir. Et à partir de là, tout ce qui ne rentre pas dans ce récit est filtré, nié ou oublié.
Comment casser la boucle ?
Le premier pas, c’est la spécificité. Poser des questions. Nommer. Détailler. Dire quand, où, comment, avec qui.
C’est une habitude qui change la manière de penser. Elle réactive les zones cérébrales de la curiosité et de la flexibilité.
Quelques outils simples, utilisés aussi bien en thérapie qu’en auto-observation :
La question de précision→ “Dans quel contexte exactement cela se produit-il ?”Cela oblige le cerveau à sortir du flou, à mobiliser la mémoire concrète.
Le journal de situation→ Notez les moments, les lieux, les gens, vos ressentis. Vous verrez très vite que le “toujours” devient “parfois”.
Chercher les exceptions→ Même dans les pires schémas, il y a des moments différents. Le cerveau aime les contre-exemples : ils lui prouvent que le monde est plus vaste que ses croyances.
Modifier un petit détail→ Agir un peu différemment, observer ce que ça change. Ce simple mouvement brise la rigidité neuronale.
Ces méthodes ont été largement validées dans les thérapies cognitives et comportementales. Elles forcent le cerveau à redevenir empirique, à se reconnecter à l’expérience vécue plutôt qu’à son interprétation automatique.
Et le rôle de l’hypnose ?
L’hypnose agit sur un autre plan, plus émotionnel. Elle ne “corrige” pas le raisonnement, mais elle assouplit la perception. Elle permet de revisiter une expérience, non pas en effaçant le souvenir, mais en changeant la manière dont le corps et l’émotion y répondent.
Par exemple, une personne qui répète “je n’ai pas confiance en moi” peut, en état hypnotique, être amenée à revivre un moment de confiance oublié. Un souvenir d’enfance, un instant précis où elle a osé, réussi, agi avec assurance. Ce souvenir redevient alors disponible, vivant, présent. Et cette précision émotionnelle vient fissurer la généralisation: ce n’est plus “je n’ai pas confiance en moi”, mais “il m’arrive de manquer de confiance, mais je sais aussi ce que c’est d’en avoir”.
Sur le plan neuropsychologique, c’est un travail de plasticité neuronale. Le cerveau apprend à faire coexister deux vérités au lieu d’une seule. Et c’est cette coexistence qui ouvre la porte au changement.
Les mots que vous dites deviennent les murs que vous voyez
Chaque mot est un filtre. Chaque phrase est un cadre qui détermine ce que vous percevez.
Une phrase vague fige. Une phrase précise libère. La généralisation, c’est un moteur d’efficacité ; mais quand elle se fige, elle devient un obstacle à la compréhension de soi.
Apprendre à nommer, décrire, spécifier, c’est déjà une forme d’hypnose consciente. C’est ramener l’attention là où la pensée s’était endormie. C’est redonner au cerveau ce qu’il fait de mieux : penser, nuancer, évoluer.
Michaël Servage




Super intéressant ! 👌🏻 Bel article !
(Achète moi une moto, et pose pas de question ! )
Très intéressant d'en savoir toujours un peu plus sur le fonctionnement de notre "petit" cerveau.